Tarification du carbone : la menace du bâton
Les mécanismes de tarification du carbone existent depuis des dizaines d'années. Mais, à la suite de l'accord de Paris et de l'engagement mondial en faveur de la transition vers la neutralité carbone, ils s'imposent désormais comme arme de choix dans la guerre aux émissions. Les prix du système d'échange de quotas d'émission (SEQE) de l'UE, l'un des plus grands marchés de crédits carbone au niveau mondial, vont vraisemblablement augmenter avec l'entrée en vigueur des réglementations plus strictes, adoptées à la fin du printemps. La Chine, le premier émetteur mondial, vient de lancer un SEQE couvrant actuellement 40 % de ses émissions nationales, mais dont le champ d'application sera étendu à d'autres secteurs dans les années à venir. Aux États-Unis, la Californie est en train de fermer le robinet des quotas de crédit et de nombreux autres États ont mis en place des systèmes de plafonnement et d'échange à l'échelle de l'État, ou envisagent de le faire.
D'après la Banque mondiale, près d'un quart des émissions mondiales sont désormais couvertes par une taxe carbone ou un système d'échange de quotas d'émission (SEQE), contre seulement 7 % il y a dix ans. Pourtant, dans de nombreuses régions du monde, les prix du carbone sont encore trop faibles pour avoir un effet suffisamment dissuasif.1 Mais cela devrait changer à mesure qu'approche l'horizon 2030, date à laquelle les pays seront contraints de respecter les engagements de l'Accord de Paris
Figure 1 Les prix du carbone devraient augmenter jusqu'en 2050
Source : Berenberg, Robeco
La tarification du carbone incite les producteurs d'électricité à utiliser plus efficacement les combustibles fossiles. Lorsque le crédit carbone passe de 10 EUR à 100 EUR (ce qui s'est produit entre 2018 et 2022), le coût actualisé de l'émission d'une unité d'énergie dans une centrale au charbon est multiplié par deux environ. Quant au coût d'exploitation d'une turbine à gaz naturel, il augmente de 50 % à 60 %. La facture peut s'alourdir davantage encore avec la hausse des prix sur le marché du charbon et du gaz en réponse à l'évolution de la dynamique de l'offre et de la demande (ce que les marchés de l'énergie ont connu en 2021-2022).
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Les prix du carbone sont encore trop faibles pour avoir un effet suffisamment dissuasif. Cela devrait changer à mesure qu'approche l'horizon 2030, date à laquelle les pays seront contraints de respecter les engagements de l'Accord de Paris
Évolution favorable des coûts et du financement
Aujourd'hui, les énergies renouvelables sont non seulement plus propres que les combustibles fossiles, mais aussi moins chères. Grâce aux progrès technologiques, aux économies d'échelle, à la baisse du coût des composants et au soutien des pouvoirs publics, le solaire et l'éolien sont devenus compétitifs par rapport aux combustibles fossiles traditionnels sur de nombreux marchés dans le monde (voir figure 2). L'analyse coûts-avantages étant clairement en faveur des énergies renouvelables, il n'est pas surprenant que les investissements en faveur de l'énergie solaire devraient, en 2023, dépasser pour la première fois ceux en faveur du pétrole (382 milliards USD contre 371 milliards USD, respectivement)2.
Figure 2 Les coûts de l'éolien et du solaire reculent dans le monde entier
Source : Lazard, 2023
Malgré la baisse des coûts de production, l'année 2023 s'est révélée difficile pour les titres du secteur des énergies propres. La hausse des taux d'intérêt a provoqué une augmentation des coûts d'emprunt et des dépenses d'investissement. Les performances des titres des technologies propres axés sur la croissance et des développeurs d'infrastructures lourdes destinées aux énergies renouvelables ont été particulièrement décevantes. De plus, les frayeurs bancaires de mars aux États-Unis ont suscité des inquiétudes quant à la disponibilité de financements pour l'expansion future des capacités.
Ce scénario semble toutefois peu probable compte tenu que le gouvernement américain s'est engagé comme jamais auparavant à décarboner le secteur énergétique et l'économie dans son ensemble par le biais de l'Inflation Reduction Act (IRA). Sans oublier qu'il ne s'agit que de l'un des trois textes réformateurs adoptés depuis 2021, qui visent tous à décarboner la production et la consommation d'énergie dans des secteurs essentiels de l'économie américaine, notamment l'électricité, les bâtiments, les transports, l'industrie manufacturière et d'autres industries à forte intensité de carbone. Au total, le pouvoir de financement des politiques américaines en faveur de l'énergie propre pourrait atteindre plus de 400 milliards USD au cours des cinq à dix prochaines années3.
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Au total, le pouvoir de financement des politiques américaines en faveur de l'énergie propre pourrait atteindre plus de 400 milliards USD au cours des cinq à dix prochaines années
L'UE travaille elle aussi actuellement à la refonte de ses politiques industrielles non seulement pour les aligner sur ses objectifs de zéro émission nette, mais aussi pour que ce soient des industriels européens qui garantissent le succès de ces objectifs. Le plan industriel du Pacte vert, annoncé en début d'année, prévoit 270 milliards EUR pour renforcer sa capacité industrielle en matière de technologies propres et accélérer le financement, la production et le déploiement de technologies décarbonées. En outre, l'accès à des financements supplémentaires au titre du plan REPowerEU, de la facilité pour la reprise et la résilience (FRR) faisant suite à la crise sanitaire et du Fonds européen pour l'innovation pourrait facilement porter les fonds disponibles pour les technologies propres bien au-delà de 550 milliards EUR4.
La relocalisation crée une dynamique favorable à la chaîne de valeur de l'énergie solaire
Les marchés des énergies renouvelables dans l'UE et aux États-Unis devraient également bénéficier des tendances visant à relocaliser la production sur le territoire national (« reshoring ») ou vers des pays voisins ou partenaires (« friend-shoring ») dans le but de renforcer la sécurité et la résilience des chaînes d'approvisionnement critiques. En plus d'aider les pays à réduire leurs émissions, le plan industriel du pacte vert européen et les deux lois adoptées par les États-Unis (IRA et CHIPs Act) sont également conçus pour reprendre le contrôle de l'approvisionnement et de la fabrication en ce qui concerne les technologies stratégiques. Il s'agit notamment des semi-conducteurs, des panneaux solaires photovoltaïques (PV), des batteries, des véhicules électriques et d'une grande variété d'industries connexes qui constituent leurs chaînes de valeur. Ces directives prises depuis le sommet sont suivies d'actions menées à l'initiative de chaque pays. La France et l'Allemagne ont déjà annoncé des projets de construction de capacités de production solaire, tandis que l'Espagne a lancé un programme visant à attirer les investissements dans ce domaine.
Des perspectives solides à court et à long terme
On observe actuellement la convergence d'un certain nombre de changements structurels de grande ampleur qui se traduit par de belles opportunités de croissance à court, moyen et long terme en faveur des investissements ciblant l'énergie intelligente. Les mécanismes de tarification du carbone gagnent du terrain sur les principaux marchés mondiaux, ce qui alourdit la facture des secteurs fortement émetteurs et encourage l'adoption des énergies renouvelables et des technologies à haut rendement énergétique. En outre, les gouvernements du monde entier remanient leurs politiques industrielles en réponse au changement climatique et adoptent des mesures d'incitation financière sans précédent afin de soutenir le renforcement des capacités de production d'énergie renouvelable et la décarbonation des économies nationales.
Par ailleurs, les États-Unis et l'UE s'efforcent de mettre en place des chaînes d'approvisionnement nationales dans des secteurs stratégiques et de les protéger. Il s'agit de secteurs clés tout au long de la chaîne de valeur énergétique, depuis la production d'énergie solaire jusqu'aux solutions de stockage telles que les batteries et l'hydrogène. Qui plus est, les politiques stratégiques de relocalisation auront également un impact important sur d'autres solutions énergétiques intelligentes, notamment les semi-conducteurs économes en énergie pour le traitement des données, les véhicules électriques dans les transports et les pompes à chaleur dans les bâtiments.
Bien que les taux d'intérêt élevés et des inquiétudes au sujet du financement des investissements aient provoqué un recul des valorisations dans certains segments du marché de l'énergie, notamment les producteurs d'énergies renouvelables, ces facteurs devraient s'estomper à mesure que le cycle de hausse de taux touche à sa fin et que les financements publics se concrétisent. Ces valorisations plus faibles créent des points d'entrée attractifs avant que le marché des énergies renouvelables ne redémarre sous l'effet d'une hausse de la facture carbone, d'un triplement des installations d'énergies renouvelables d'ici 2030 et de politiques industrielles favorables.
Notes de bas de page
1 La plupart des experts s'accordent à dire que les prix devraient atteindre au moins 125 USD par tonne métrique d'équivalent CO2 d'ici 2025 et plus de 200 USD d'ici 2030 si les objectifs de zéro émission nette ne sont pas atteints.
2 Agence internationale de l'énergie, World Energy Investment Report, 2023.
3 Ce montant comprend les crédits IRA pour les énergies propres (300 milliards USD) et les 70 milliards USD prévus par la loi bipartisane sur les infrastructures pour financer la modernisation des technologies et des infrastructures dans le domaine des énergies propres. En outre, le CHIPs and Science Act adopté par le congrès américain prévoit plus de 50 milliards USD pour l'expansion des capacités nationales de production de semi-conducteurs, un élément clé pour les industries des technologies propres. Source : McKinsey.
4 Commission européenne. The Green Deal Industrial Plan Fact Sheet. Février 2023.