02-05-2022 · Interview

« Nous considérons l'engagement comme une manière pour les investisseurs d'avoir un impact positif supplémentaire »

Antonia Sariyska est analyste en investissement durable et impact investing au sein du Chief Investment Office d'UBS Global Wealth Management. Son équipe élabore des cadres de travail et des lignes directrices pour les portefeuilles et les classes d'actifs qui composent l'offre d'investissement durable et d'impact investing destinée aux clients privés du monde entier. Nous avons discuté avec Antonia Sariyska pour connaître son point de vue sur divers points susceptibles d'intéresser les investisseurs qui envisagent d'allouer leurs fonds à une stratégie d'engagement.

antonia-sariyska-1400x780px.jpg

Que pensez-vous de l'engagement dans le cadre d'une stratégie globale d'investissement durable ?

Chez UBS, nous sommes depuis longtemps convaincus que l'exclusion des entreprises permet d'aligner un portefeuille sur les valeurs de ses investisseurs, mais qu'elle ne se traduit pas forcément par une amélioration des pratiques. Nous pensons qu'il est préférable d'investir dans ces entreprises et de dialoguer avec elles, en nous appuyant sur leurs ressources et leurs capacités pour obtenir des changements réels et concrets. Nous considérons l'engagement comme une manière pour les investisseurs d'avoir un impact positif supplémentaire, avec des résultats environnementaux et sociaux mesurables et vérifiables.

Quel est l'objectif principal d'une stratégie d'engagement : générer de bonnes performances d'investissement ou améliorer le comportement des entreprises ?

Chez UBS, nous pensons que ces deux objectifs doivent aller de pair. Si vous engagez le dialogue sur des sujets importants, vous devriez obtenir des bénéfices financiers et des performances d'investissement. Le mot-clé est « important ». On parle aussi de « matérialité ». Il s'agit de questions pouvant affecter le modèle économique d'une entreprise et potentiellement l'ensemble de l'industrie. C'est pourquoi nous espérons obtenir des résultats environnementaux et sociaux mais aussi des performances financières.

Les investisseurs privés peuvent-il susciter le changement de la même manière que les institutions ?

Les investisseurs privés pensent souvent qu'il est plus difficile pour eux de contribuer de manière aussi significative qu'une institution car ils ont moins de poids : ils possèdent moins de capitaux qu'un fonds de pension, par exemple, et moins de ressources dédiées (si ce n'est aucune) pour pouvoir discuter en tête à tête avec les entreprises. Choisir une stratégie axée sur l'engagement au sein d'un portefeuille permet aux investisseurs privés d'orienter leurs capitaux en faveur d'un changement positif, même s'ils le font via leur gérant de fonds, et non directement. Lorsque leurs capitaux sont agrégés, les investisseurs privés ont autant, voire plus, de levier que les institutions pour susciter un changement positif.

Quel est le premier avantage d'une stratégie d'engagement dédiée ?

Tout d'abord, du point de vue de l'investisseur privé, c'est une occasion de contribuer au changement environnemental et social en allouant des capitaux permettant de le faire, par le biais des actions d'engagement du gérant de fonds.

Deuxièmement, elle fournit des bénéfices en matière de diversification. De plus en plus d'investisseurs privés veulent investir l'intégralité de leur capital de manière durable. Cela peut sembler simple mais cela nécessite qu'ils réfléchissent à la durabilité au sein du portefeuille, qu'ils examinent certains aspects tels que la diversification, l'exposition aux facteurs et les exigences en matière de risque-rendement. Les stratégies d'engagement ont tendance à se concentrer sur les entreprises que l'on n'imaginerait pas forcément durables, par exemple les sociétés industrielles ou les fabricants de matériaux. Ces firmes doivent être transformées car elles sont importantes pour nos économies, sont souvent gourmandes en ressources et ont besoin de changement pour que nous puissions progresser. Elles ne peuvent simplement pas être mises de côté. Elles offrent probablement le plus grand potentiel de changement, et c'est précisément ce que recherchent les investisseurs axés sur la durabilité. Ainsi, en investissant dans des entreprises qui ne seraient pas forcément intégrées dans des approches ESG best-in-class standard, une stratégie d'engagement peut fournir une exposition différenciée pour tirer parti des portefeuilles durables.

De la même manière dans le crédit, les stratégies d'engagement investissent en général dans les obligations high yield, quand d'autres investissements durables se concentrent sur le segment plus qualitatif de l'investment grade.

Existe-t-il de grandes différences dans la manière dont différents gérants de fonds abordent l'engagement ?

Oui et non. Lorsque nous examinons l'ensemble du marché, nous voyons un dénominateur commun, à savoir que les gérants prédéfinissent les résultats sociaux ou environnementaux qu'ils veulent atteindre via l'engagement. Leur stratégie consiste le plus souvent à conserver les titres : obtenir des résultats significatifs exige souvent de nombreux échanges avec la direction d'une entreprise, de sorte qu'ils conservent leurs positions plusieurs années. Et en général, ils divisent les objectifs en jalons et peuvent adapter leur stratégie si ceux-ci ne sont pas atteintes.

Mais des différences existent aussi. Certains gérants de fonds préfèrent dialoguer avec des entreprises de petite et moyenne taille, en particulier s'ils s'engagent en leur propre nom. Souvent, ils entrevoient une plus grande opportunité dans ce segment et pensent avoir plus d'influence avec les petites firmes, qui n'ont peut-être pas encore complètement intégré la durabilité dans leur modèle économique et leurs opérations.

D'autres gérants décèlent plus d'opportunités dans le dialogue avec les grandes (ou même méga) capitalisations, en raison de l'ampleur potentielle de l'impact. En général, ils s'allient avec d'autres gérants d'actifs qui cherchent à obtenir le même changement positif. De fait, nous constatons que des actions d'engagement sont lancées dans un plus grand nombre d'entreprises de toutes tailles, régions et secteurs.

Qu'est-ce qu'un engagement efficace ?

Selon nous, l'engagement est le plus efficace lorsqu'il prend en compte deux ensembles de facteurs. Le premier concerne le degré de matérialité des questions en jeu dans le business model de l'entreprise (par exemple, si vous entamez le dialogue avec une banque, il n'est probablement pas très pertinent de parler de la consommation d'eau dans ses bureaux, même s'il s'agit bien d'une question ESG). Les responsables de l'engagement doivent être capables d'identifier les enjeux cruciaux pour les entreprises, les industries et les régions.

Le second concerne le rôle de l'entreprise en général. Parmi les thèmes d'engagement ayant généré les meilleurs résultats figurent les questions d'hygiène et de sécurité dans les firmes qui sont de gros employeurs dans certaines régions. Ce type d'engagement peut non seulement améliorer les conditions de travail, mais aussi avoir un effet de ruissellement sur les bonnes pratiques dans toute une région. Évoquer les questions de diversification et de développement de capacités d'énergies renouvelables avec des producteurs d'énergies fossiles est également un bon exemple d'engagement efficace. Ces résultats, qui vont au-delà de l'entreprise concernée, sont difficiles à quantifier en termes d'impact investing, mais ils montrent le véritable pouvoir de l'engagement.

Quelles sont les compétences nécessaires pour mener des actions d'engagement ?

Il est essentiel de pouvoir déceler les grands enjeux ESG auxquels une entreprise est confrontée. Parfois, ces enjeux sont faciles à identifier et à mesurer, mais ils n'ont pas toujours les effets de ruissellement que nous aimerions voir. Les spécialistes de l'engagement doivent comprendre une entreprise, l'industrie dans laquelle elle évolue et les valeurs qu'elle défend – de manière similaire à ce que l'on attend des professionnels de l'investissement –, mais aussi parfaitement comprendre les problèmes de durabilité qui la concerne. Des relations durables avec la direction aident clairement, de même que la connaissance des bonnes pratiques et des évolutions dans le monde de l'engagement.

En matière de compétences relationnelles, les responsables de l'engagement doivent être de bons médiateurs et collaborateurs. L'engagement doit aboutir à une situation gagnant-gagnant pour les investisseurs et les entreprises. Certains investisseurs privés éviteront les approches offensives qui utilisent le bâton plutôt que la carotte, et privilégieront des actions plus constructives, tout en continuant d'attendre de leurs responsables de l'engagement qu'ils sachent admettre quand cela ne fonctionne pas et qu'il est temps de changer de braquet.

L'engagement se concentre-t-il trop sur les questions environnementales par rapport aux facteurs sociaux ?

Nous pensons que les thèmes sociaux ne sont pas moins importants que les questions climatiques. Le problème est que l'on a tendance à penser que les résultats climatiques sont plus faciles à mesurer : il est plus simple de savoir de combien vous avez réduit vos émissions carbone ou de connaître la provenance de votre énergie que d'évaluer les facteurs sociaux, souvent de nature plus qualitative.

Mais des progrès importants ont été réalisés dans le volet social. Les entreprises de nombreux secteurs différents admettent qu'il est nécessaire de devenir des modèles sociaux et de fixer des normes pour les autres. Et les engagements autour des enjeux sociaux ont nettement augmenté par rapport à ces dernières années. On a également observé un nombre plus important de votes sur les questions sociales l'année passée.

Existe-t-il des preuves que les stratégies d'engagement fonctionnent ?

Certaines études académiques suggèrent que c'est le cas, mais l'une des difficultés de l'analyse est que même si les stratégies d'engagement existent depuis un certain temps, le dialogue axé sur les résultats en matière de durabilité n'a pris une tournure plus formelle que récemment, et il faudra plusieurs années pour obtenir des résultats significatifs et un impact réel. C'est donc une évolution en cours. D'après ce que nous observons sur le marché, des jalons sont de plus en plus souvent franchis, ce qui nous rend optimistes, mais les résultats finaux restent encore à voir. De notre côté, nous souhaitons également soutenir la recherche académique dans ce domaine, en collaborant avec des étudiants en doctorat pour analyser au cas par cas les facteurs de succès de l'engagement centré sur la durabilité.